Après J’veux du soleil (2019) et Debout les femmes ! (2021), Gilles Perret et François Ruffin avaient envie de retravailler ensemble. C’est désormais chose faite avec Au boulot ! Nous les avons rencontrés à cette occasion.
« Cela faisait pas loin d’un an que l’on voulait refaire un film ensemble sur les métiers de deuxième ligne, ceux qui ont tenu le pays pendant la crise du Covid, commence Gilles Perret. On pensait à un road trip qui montrerait la diversité de la France des quartiers, des campagnes, de la mer et de la montagne. Mais on s’est dit que ce n’était pas une bonne méthode narrative. »
La question se pose alors, que Gilles Perret résume en ces termes : « Comment faire du cinéma attractif et pas plombant ? » Sous-entendu quand on désire parler de politique et de choses qui fâchent.
François Ruffin avait repéré Sarah Saldmann, une chroniqueuse sur CNews, RMC et BFM. Et lorsqu’on leur fait remarquer que cette jeune femme est une caricature de la classe dominante — dès leur premier rendez-vous, on la voit dans un hôtel de luxe commander un « croque-monsieur raffiné à la truffe » —, Gilles Perret s’écrie : « Mais c’est parce qu’elle est une caricature que nous l’avons choisie ! À l’antenne, elle est toujours dans l’outrage, la provocation et le jour où elle fera dans la demi-mesure, ils la vireront. »
François Ruffin précise que Sarah était un prétexte « pour l’amener vers des gens que la télé ne va pas voir ». C’est sans doute là ce qui est de plus gênant dans Au boulot ! : qu’une personne serve de prétexte. Et tant pis si elle est odieuse, encore qu’au fur et à mesure des rencontres, Sarah semble comprendre la difficulté de certains métiers et être gagnée par la sympathie. Alors que la partie pourrait sembler gagnée, Sarah retombe dans ses travers — à la télé, elle dit des horreurs sur les Palestiniens qui se font bombarder — et Perret et Ruffin décident de la laisser tomber sans autre forme de procès. Ce dernier remarque même : « On avait une gentille Sarah et on a vu Cruella ! »
Pour se défendre de cet abandon, Gilles Perret estime que « c’était un moyen de rebondir ». Il ajoute : « Sarah est hors-sol. Elle se permet de juger les gens et d’avoir un avis sur tout le monde. » On peut juste regretter une condamnation sans appel, sans lui laisser le temps de s’expliquer. Mais là n’est pas, pour les deux réalisateurs, le plus important.
Gilles Perret pensait qu’en confrontant Sarah Saldmann à des personnes qui font de petits boulots pour survivre, l’expérience pourrait « tordre le cou aux préjugés qu’elle a sur les profiteurs — NDA : les gens au chômage ou au RSA, qu’elle traite « de glandus, d’assistés, de feignasses » — en se confrontant à des gens dans la souffrance. On avait listé des métiers, des endroits de France… » Chassez le naturel, pourrait-on dire, et il revient au galop. Car, sitôt de retour à l’antenne, malgré des larmes versées sur des situations difficiles, Sarah a repris son attitude offensive.
Pour François Ruffin, ce n’est pas Sarah Saldmann qui est intéressante mais les témoignages qu’on entend dans le film. « Comment rendre compte de la dureté, pour certains, de pousser l’âge de la retraite à 64 ans ? C’est vrai qu’il y avait, dans nos intentions avec Sarah, quelque chose de l’ordre de Rendez-vous en terre inconnue, Vis ma vie ou L‘amour est dans le pré, enfin, ce genre d’émissions. Nous recherchions l’élément déclencheur. »
Il explique aussi que tout cela fait également partie de son travail de député. « Quand on filme Haroun qui raconte ses passages de frontières sans faire de discours politique, c’est quand même de la politique. Ou lorsquIlyes et Mohammed, qui travaillent dans la fibre, disent qu’ils recherchent la stabilité et qu’on ne la leur donne pas, c’est ma manière de représenter la nation. Certes, en amenant Sarah sur le terrain, il y avait le risque qu’elle regarde les gens comme si elle se retrouvait dans un zoo. C’est en fait deux zoos qui se regardent… Je pense à cette séquence où on la filme dans une vente privée. Si on a l’impression que Sarah est le sujet de départ, on se rend rapidement compte qu’elle est périphérique et que le plus important, ce sont les gens qu’elle rencontre. Mon projet, c’est comment amener les critiques de cinéma, les spectateurs à voir un film où l’on va montrer des ouvriers. Comment fait-on pour intéresser au social ? Notre projet est vraiment celui-là et Sarah Saldmann sert de déclic. Nous voulons faire des films qui attirent mais nous connaissons les barrières qui existent entre un documentaire et les classes populaires. »
La conversation s’engage sur le cinéma social en France. Pour Gilles Perret, il est en perte de vitesse depuis l’époque où Jean Gabin incarnait l’ouvrier dans toute sa splendeur. Quand on lui mentionne les films de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon (La Loi du marché, En guerre, Un autre monde) ou celui d’Emmanuel Carrère d’après Florence Aubenas (Ouistreham), François Ruffin remarque : « Le cinéma de fiction opère un retour sur la question sociale. La fierté du travail était le projet politique de notre film. On avait envie de retrouver quelque chose de fraternel, de mettre le peuple à l’écran.. On devrait valoriser l’auxiliaire de vie, le cariste… »
Quand on lui cite le cinéma de Michael Moore, le député reconnaît qu’il est pour lui une influence majeure. « Quand j’ai vu Roger et moi, j’ai eu un choc esthétique. J’ai visionné ce film une vingtaine de fois. Chaque fois que quelqu’un venait chez moi, il était condamné à le voir ! J’ai appris à parler anglais avec Michael Moore. Quand j’étais aux États-Unis, je me suis abonné à HBO pour regarder ses shows télévisés. Dans le cinéma documentaire, on peut tourner, à la manière de Joris Ivens, de longs films sans commentaire. Ou pratiquer le détournement de formes commerciales. »
Au boulot ! suit bien entendu le deuxième exemple. Malgré l’utilisation de Sarah Saldmann qui peut déranger — la caméra se permet de surprendre et filmer les larmes qu’elle verse sur le sort de personnes aux destinées tragiques —, le film nous intéresse davantage pour le panel de gens courageux et dignes qu’il présente, des personnes qui font tout pour s’en sortir et méritent d’être connues et reconnues.
Propos recueillis par Jean-Charles Lemeunier
Sortie en salles par Jour2fête le 6 novembre 2024.