Voici un film où l’on nous conseille de fermer les yeux, sous peine de ne rien voir du tout.
Avec Něco z Alenky (1988, Alice) du Tchèque Jan Švankmajer, que Malavida ressort en salles ce 28 février, on songe forcément à Gainsbourg qui, dans Variations sur Marilou, amenait son Alice au pays des malices de Lewis Carroll. Car, de malices, le film n’en manque pas.
Évidemment, le thème nous projette immédiatement dans le dessin animé de Walt Disney, qui a marqué à ce point les esprits occidentaux que le film de Tim Burton, réalisé soixante ans après, lui rend encore hommage. Il n’en est rien avec cette Alice qui nous arrive de ce pays qu’on appelait encore la Tchécoslovaquie et qui fait se côtoyer une petite fille réelle, jouée à la perfection par Kristýna Kohoutová, et des marionnettes.
Ici, le pays des merveilles pourrait se transformer en aride terre de cauchemar où le temps joue un rôle primordial. Du lapin blanc pressé qu’Alice suit au chapelier fou, qui ne cesse de sortir des montres de son gousset, et au lièvre de Mars, qui les tartine de beurre, le temps se déroule ici sans qu’on ne sache vraiment le mesurer, malgré la présence de tous ces instruments censés le faire. Ce passage avec le chapelier et le lièvre qui changent de place en buvant du thé, désireux de trouver une tasse propre, décrit un monde totalement cinglé, obsédé par l’heure et la répétition. Et sans doute pas si éloigné du nôtre.
Et d’abord, Alice est-il destiné seulement au jeune public ? Rien n’est moins sûr et la petite fille elle-même, la narratrice, met en doute ce concept. « Un film pour les enfants ?, s’interroge-t-elle. Peut-être… Peut-être si on se fie au titre ! » L’œuvre de Lewis Carroll a suffisamment été psychanalysée pour savoir qu’elle s’adresse aussi aux adultes et que de nombreux passages renvoient à des fantasmes sexuels. Švankmajer le sait parfaitement et filme des chaussettes phalliques qui entrent et sortent par des trous dans le plancher.
On a beaucoup glosé sur les images sexuelles contenues dans le livre de Carroll, ne serait-ce que les changements de taille d’Alice, et que l’on retrouve dans d’autres films plus explicites que celui de Disney, qui fait office de mètre-étalon : on peut penser à l’Alice (1976) de Chabrol ou à la Valérie au pays des merveilles (1970) de Jaromil Jires, un film que connaissait certainement mieux Švankmajer puisqu’il était lui aussi originaire de Tchécoslovaquie. Dans le livre comme dans ses multiples adaptations, tout porte ici à de multiples interprétations, qui en font sa richesse et son inépuisable vitalité.
Les termes manquent pour décrire l’Alice de Švankmajer. Absurde ? Surréaliste ? Film à tiroirs (et il y en a beaucoup tout au long de l’histoire) ? Oui, tout cela et bien d’autres qualificatifs encore qui lui ont permis d’obtenir un Grand Prix du long-métrage bien mérité au festival du film d’animation d’Annecy, en 1989. Quant à ceux qui ne sont pas d’accord ou qui feraient la fine bouche, on se demande bien pourquoi d’ailleurs, une seule solution pour eux, soufflée par la Reine de Cœur : Qu’on leur coupe la tête ! Et qu’ils continent à jouer au croquet !
Jean-Charles Lemeunier
Alice
Année : 1988
Origine : Tchécoslovaquie
Titre original : Něco z Alenky
Réal., scén. : Jan Švankmajer
D’après Lewis Carroll
Photo : Svatopluk Malý
Musique : Ivo Spalj et Robert Jansa
Durée : 84 min
Avec Kristýna Kohoutová
Sortie en salles par Malavida Films le 28 février 2024.