Un point précis sous le tropique, du Capricorne ou du Cancer… Combien de fois n’a-t-on entendu cette phrase, des années soixante jusqu’à aujourd’hui — puisque la comédie musicale Anna a été reprise au théâtre il y a dix ans pile, avec Cécile de France dans le rôle d’Anna Karina, et que le film qui en a été tiré en 1967 pour la télévision ressort en salles grâce à Malavida ?
Sous le soleil exactement, titre phare du spectacle écrit par Gainsbourg et téléfilmé par Pierre Koralnik, a prouvé que son interprète, Anna Karina, était tout aussi bonne actrice que chanteuse. Délaissée par son pygmalion Jean-Luc Godard, la muse abordait de nouveaux chemins, déjà esquissés avec son Qu’est-ce que j’peux faire, j’sais pas quoi faire ? chantonné dans Pierrot le fou. Une séquence qui trouve un écho dans Anna lorsque, au bord de mer, l’actrice chante Qu’est-ce que je donnerais pas pour n’être pas là.
Toujours à la recherche d’une muse, après Bardot et avant Birkin, Serge Gainsbourg s’intéresse à Anna Karina et lui demande d’être ce qu’elle est, une jolie femme un peu triste, et construit pour elle une histoire dont elle est le centre, l’aboutissement, le sujet d’une quête, les yeux. Avec, en filigrane, ce souci constant chez Gainsbourg : faire chanter une actrice. Suivront encore, après toutes celles déjà citées, Catherine Deneuve et Isabelle Adjani.
En France, les années soixante furent marquées par une déferlante musicale en provenance d’Angleterre et des États-Unis et par une mode qui s’affranchissait des tabous des époques précédentes : mini-jupes, robes du « métallurgiste » Paco Rabanne (c’est ainsi que l’appelait Coco Chanel), ligne futuriste de Pierre Cardin, etc. Anna, le film de Koralnik, est totalement significatif de ces courants, dans la lignée du Polly Maggoo de William Klein sorti l’année précédente. Ajoutons à tout cela Serge Gainsbourg, personnalité incontournable de l’époque, qui déclina sa silhouette dégingandée de dandy décadent dans maintes émissions de télé.
Anna Karina prête donc son prénom à cette comédie musicale, dans laquelle elle retrouve une autre star de la Nouvelle Vague, Jean-Claude Brialy, mais aussi Serge Gainsbourg et Marianne Faithfull. À noter que Koralnik et Gainsbourg, cette fois avec Jane Birkin, tourneront encore Cannabis en 1970.
Il faut l’admettre : ce qui est caractéristique d’une période précise peut, des décennies plus tard, apparaître comme daté. C’est le cas de la chorégraphie de Victor Upshaw qui ouvre le film, avec ces danseurs qui se traînent par terre et s’aspergent de peinture. On sent l’influence du Living Theatre de Julian Beck, sans ses outrances et son anarchisme. Il n’empêche que Upshaw est gonflé pour l’époque. Ainsi voit-on flotter sur cette danse l’idée de la mort et de fusillades. C’est encore une séquence très ancrée dans son époque qui suit : celle de photographes, dont Jean-Claude Brialy, qui mitraillent des top models prenant des poses alanguies dans le décor industriel d’une gare.
Daté ne veut pas dire sans intérêt, bien au contraire. À chaque époque sa façon de filmer et c’est bien, au-delà même du sujet, ce qui est intéressant à constater dans les films anciens. L’argument d’Anna est simple. Patron d’une agence publicitaire, Jean-Claude Brialy tombe amoureux d’une photo : celle d’une jeune fille dont on ne voit que les yeux. Il va la chercher partout, placarder des affiches dans tout Paris, sans se rendre compte qu’elle travaille à ses côtés. « Avec ces yeux-là, fanfaronne Brialy, faudrait être aveugle pour ne pas la trouver. » Sauf, on le sait, que dans la vie, rien n’est jamais aussi simple.
Mis à part son scénario et ses chansons, Anna présente un autre intérêt, peut-être même supérieur : celui de la démonstration du changement d’époque. Tandis que la caméra de Willy Kurant (très marqué Nouvelle Vague) filme les rues avec les voitures d’époque, les publicités, les flippers dans les bistrots, les autobus à plateforme ouverte à l’arrière, bref un Paris qui a disparu, elle capte aussi les changements de mode, les imperméables transparents, le débarquement en France du Swinging London, les robes colorées portées par les top models qui dansent un peu partout…
Non seulement Pierre Koralnik sait saisir tout cela mais il utilise à merveille ses décors, parfois modernes, parfois rappelant l’Art nouveau, parfois la bédé, avec ce grand élan pour l’Amérique montré dans la séquence Pistolet Jo et GI Jo.
Entendons-nous bien : Anna n’est certes pas appelé à devenir un grand classique, seulement le reflet d’une époque et d’une télévision qui, avant 1968, savait prendre des risques, de Jean-Christophe Averty à Pierre Koralnik, préparant déjà le terrain pour les Shadoks. Pas un grand classique, non, mais un point précis sous le tropique, du Capricorne ou du Cancer… Et c’est déjà beaucoup.
Jean-Charles Lemeunier
Anna
Année : 1967
Origine : France
Réal. : Pierre Koralnik
Scén. : Jean-Loup Dabadie d’après Serge Gainsbourg
Photo : Willy Kurant
Musique : Serge Gainsbourg
Montage : Françoise Collin
Chorégraphie : Victor Upshaw
Prod. : 1e chaîne de l’ORTF
Durée : 87 min
Avec Anna Karina, Jean-Claude Brialy, Serge Gainsbourg, Marianne Faithfull, Henri Virlogeux, Hubert Deschamps, Eddy Mitchell…
Sortie pour la première fois en salles par Malavida, en version restaurée, le 29 novembre 2023.