On ne change pas une équipe qui gagne. Depuis qu’elle s’est plongée dans la filmographie de Louis Malle, celle de Malavida Films prend plaisir, c’est une évidence, à partager avec le public une carrière qui n’a aucun désir de s’inscrire dans l’habitude.
Louis Malle n’a jamais cessé de vouloir se réinventer. Après plusieurs films tournés en France et devenus des classiques, le voici qui lâche ses castings prestigieux pour s’embarquer vers l’Inde, dont il ramènera une série documentaire passionnante. De retour dans la fiction, il décide alors, l’homonymie lui servant sans doute de prétexte, à ne pas vider ses valises, sa malle si vous préférez, et à se balader de la France aux États-Unis, avec un petit détour vers l’Allemagne de l’Ouest — puisqu’il fait battre au-dessus de Black Moon les pavillons français et allemand.
À partir du 6 septembre, Malavida propose donc en salles, outre ce Black Moon (1975), une partie des films américains de Louis Malle : Atlantic City (1980), My Dinner with Andre (1981) et Vanya, 42e rue (1994). Les trois premiers sont restaurés par Gaumont, le dernier par Malavida.
Comment passe-t-on, pourrait-on se demander, de Lacombe Lucien à Black Moon ? Le personnage du héros se trompant de destin et choisissant la milice au lieu de la Résistance avait de quoi choquer. Black Moon, lui, s’enfonce dans le conte et l’étrange. Et fait office, finalement et une fois de plus, de précurseur.
Le film démarre sur une guerre que se livrent femmes contre hommes. L’année suivante, le Calmos de Bertrand Blier suivra le même sujet, sous une autre forme. Quant au conte, certes Jacques Demy l’avait abordé à nouveau dès 1970, avec son Peau d’âne qui était aussi un hommage à Cocteau, et deux ans plus tard avec Le Joueur de flûte. En 1975, Black Moon est un conte moins féérique, plus âpre et pas spécialement recommandé aux enfants, comme le sera deux ans plus tard Alice ou la Dernière fugue, quand Chabrol revisite Lewis Carroll.
Black Moon est donc une balise de plus que pose Malle sur le chemin de sa liberté. Un film qui échappe à toute convention, à tout classement. Pour fuir le conflit, une jeune fille (Cathryn Harrison) se réfugie dans une grande maison isolée dans la campagne et se trouve confrontée à une étrange famille… et à un animal qui l’est tout autant. Un mot d’abord sur le casting. Petite-fille du grand acteur britannique Rex Harrison, Cathryn Harrison n’a jusqu’alors tenu que quelques rôles au cinéma, notamment dans Le Joueur de flûte de Demy. Face à elle, Alexandra Stewart est alors la compagne de Malle mais également l’actrice de Pierre Kast, cinéaste atypique proche et en marge de la Nouvelle Vague, comme a pu l’être Louis Malle. Alexandra Stewart a le privilège évident d’avoir travaillé avec plusieurs grands noms, d’Otto Preminger à Arthur Penn et de François Truffaut à Jean-Luc Godard.
Dans le rôle du frère, on retrouve Joe Dallesandro, dont le nom est à tout jamais lié à ceux d’Andy Warhol et Paul Morrissey. Enfin, la vieille dame a les traits de Therese Giehse, une actrice allemande qui fit partie de l’univers de Brecht et qui était déjà apparue dans Lacombe Lucien.
Cette distribution hétéroclite et prometteuse est à l’image du film. Difficile de trouver un lien entre Brecht, Warhol et le cinéma plus classique. Difficile de penser que Stewart, Dallesandro, Ghiese et Harrison puissent un jour se partager l’écran. Et pourtant, Malle ose et réunit un curieux cocktail perturbant dont les ingrédients flirtent avec le conte pour enfants, l’absurde, l’érotisme, le message pacifiste et l’excentricité totale. Ainsi, parmi les séquences totalement étranges, voit-on une vieille dame alitée s’abreuver au sein comme pourrait le faire un bébé.
Avec Atlantic City, Louis Malle revient à un cinéma plus classique, qui est sans doute un hommage aux films américains qu’il a aimés. Il tourne aux États-Unis et se paie le luxe d’avoir le grand Burt Lancaster comme vedette. Un Lancaster usé, dont ce sera le dernier film, et totalement émouvant dans un rôle de raté qui rêve d’avoir été un grand gangster.
Avec ses casinos, Atlantic City est la Las Vegas de la côte Est. Malle filme à la fois l’allée principale de la ville, son bord de mer et ses planches, mais aussi l’arrière, avec les bas-fonds, les maisons vétustes et les ordures sur le trottoir. Il montre surtout avec insistance les vieux bâtiments en train d’être démolis, allégories de ce que sont dans le film les deux personnages âgés joués par Lancaster et Kate Reid. Face à eux, la jeune génération représente le cinéma — et l’Amérique — d’aujourd’hui, incarnée par Susan Sarandon (qui fut, elle aussi, la compagne du cinéaste), Hollis McLaren et Robert Joy, futur légiste des Experts : Manhattan. Curieusement, dans un rôle somme toute anecdotique, on trouve aussi Michel Piccoli.
Atlantic City traite d’une fin de vie (dernier coup d’éclat, dernier amour) en mélangeant les ingrédients d’un film de gangsters et d’une romance intimiste. Le sujet est tout à la fois désenchanté et plein d’espoir, les vieux s’effaçant pour donner leur chance aux jeunes. Avec un zeste d’acidité, à l’image de ce citron dont Susan Sarandon se badigeonne le corps.
Ajoutons que, dans un court rôle de serveur, on reconnaît Wallace Shawn qui va être au générique des deux autres films américains de Malle présentés dans la rétrospective : My Dinner with Andre et Vanya, 42e rue.
De tous les films de la période américaine de Malle, My Dinner with Andre est certainement le sujet le moins cinégénique qui soit. Du moins sur le papier. Il s’agit des retrouvailles à table de deux personnalités du théâtre new-yorkais : le metteur en scène Andre Gregory et l’acteur-auteur Wallace Shawn. Les deux ne semblent d’ailleurs pas avoir spécialement envie de dîner ensemble. Ils vont parler pendant tout le film, Gregory racontant des expériences théâtrales menées à l’étranger avant que la conversation ne s’élève vers quelques questions essentielles sur le sens de la vie. Ce que raconte Gregory de ses travaux en Pologne, dans le Sahara ou en Écosse trouve écho dans la carrière de Malle lui-même qui, lui aussi, a eu un parcours géographique varié.
Autant le dire tout de suite, My Dinner est tout sauf un film facile. Il ne faut pas se laisser bercer par le ton assez monocorde des deux voix, mais bien s’accrocher à ce qu’ils disent, les différents sujets abordés étant souvent passionnants. C’est encore à un sacré pari que se livre Louis Malle, sa caméra ne quittant quasiment jamais la salle de restaurant, si ce n’est au début et à la fin du film.
Après un retour à un cinéma plus classique, tantôt en France (Milou en mai), tantôt aux États-Unis (tel Crackers, remake du Pigeon de Monicelli), en Angleterre aussi (le drame érotique Fatale), voici notre cinéaste qui revient à New York pour filmer Vanya, 42e rue.
Dès le démarrage du film, sa caméra célèbre la ville, ses rues et sa population. Ainsi, à travers les foules de passants, Malle capte l’arrivée de l’équipe d’une pièce dans un vieux théâtre désaffecté où se déroule l’action et où étaient jouées autrefois les Ziegfeld Follies.
On retrouve ici les deux protagonistes de My Dinner with Andre, Andre Gregory et Wallace Shawn. Le premier, qui met en scène la pièce de Tchekhov dans son adaptation par David Mamet, a demandé à ses comédiens de garder leurs costumes de ville et de la jouer comme s’il s’agissait d’une générale, avec un texte filé dans sa continuité. Malle s’engage sur la même voie. Sa caméra semble surprendre une conversation entre deux acteurs — puisqu’une question posée concerne Wally, c’est-à-dire l’acteur Wallace Shawn qui joue Vanya dans le spectacle —, conversation qui devient, quand la caméra nous montre le contrechamp, la répétition qui a déjà débuté.
Pour les changements de décors, Malle revient à la réalité. Les quelques invités de la répétition bougent et, le plan suivant, la pièce continue, tandis que le contrechamp nous montrent ceux qui assistent à la représentation s’installer en face des comédiens. Le cinéaste ménage aussi une interruption au cours de laquelle comédiens et spectateurs boivent et discutent ensemble, tandis qu’Andre Gregory commente le laps de temps qui s’écoule d’un acte à l’autre. Parfois encore, c’est un panoramique qui montre le décor délabré du vieux théâtre.
Vanya est un vieil homme — il est dit qu’il a 47 ans ce qui, à l’époque de l’écriture de la pièce, en 1897, est déjà assez âgé — qui a l’impression d’avoir encore des choses à faire dans sa vie. « Je passe mes nuits, confesse-t-il à sa mère, à bouillir de rage (…) J’aurais pu profiter de la vie, profiter de tout. » Lui et sa nièce Sonya (Brooke Smith) sont les deux laissés-pour-compte, deux amoureux éperdus que l’objet de leur amour rejette, deux qui n’attendent plus rien de leur vie respective. Et qui devront vivre « de longues suites de jours et des soirées interminables ».
Au moment du film, Louis Malle est plus âgé que le personnage (il a 62 ans) mais sans doute veut-il encore lui aussi « profiter de tout ». À moins qu’il ne se sente proche du professeur (George Gaynes) qui maugrée : « Maudite vieillesse ! (…) J’ai un pied dans la tombe ! Que je suis sot d’être encore en vie. »
Vanya est le dernier film tourné par Malle : la production est à l’affiche le 13 septembre 1994 et le cinéaste meurt le 23 novembre 1995. Il est facile avec le recul de parler de film testament — la pièce ne finit-elle pas par cette phrase : « Nous nous reposerons » ? — et de penser que le cinéaste règle certains comptes. On note ainsi la colère de Vanya contre le professeur, une embardée qui concerne autant les universitaires que les critiques : « Depuis 25 ans, ce savant nous parle d’art, il commente le travail des autres. Ce qu’il dit du réalisme ou du naturalisme, les lettrés le savent et les illettrés s’en moquent. »
De son côté, le professeur se plaint auprès de sa femme (Julianne Moore) : « Je ne peux que pleurer le passé ou jalouser le succès des autres ou craindre la mort. Ces trois choix : voilà toute ma vie. » Elle, au contraire, est jeune et s’ennuie.
Louis Malle adhère-t-il au propos de Tchékhov ? Dans ce « monde ravagé par la haine et la mesquinerie », il est difficile de faire la paix, tant avec les autres qu’avec soi-même. Le texte aborde aussi des sujets qui sont encore aujourd’hui totalement contemporains. Ainsi, quand le docteur (Larry Pine) évoque les arbres qu’il plante sur son terrain, son discours résonne avec la même acuité : « Nos forêts sont livrées à la hache. Ces milliards d’arbres rasés, ces bêtes et ces oiseaux sans abri ! Les rivières se dessèchent, des paysages sublimes disparaissent parce qu’on refuse de ramasser le bois mort… Qu’est l’homme, pour détruire ce qu’il ne peut créer ? (…) Nos forêts abattues, nos rivières à sec, notre faune en voie d’extinction, notre climat qui se dégrade et, chaque jour, partout, notre vie devient hideuse. »
Vanya 42e rue a l’avantage de construire un pont entre les époques et les pays. De la Russie de la fin du XIXe siècle à l’Amérique du siècle suivant et de cette Amérique-là à aujourd’hui, les tempéraments, les situations changent et ont pourtant tellement de points communs. N’est-ce pas la force de l’art, d’être toujours d’actualité quelle que soit l’époque où il a été produit ? Louis Malle le prouve une fois de plus : il ne peut être démodé.
Jean-Charles Lemeunier
Rétrospective « Louis Malle, gentleman provocateur » partie 3 : sortie en salles le 6 septembre 2023