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« Vie privée » de Louis Malle : Une étoile, un phénomène, un monstre

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Poursuivant son travail archéologique dans la filmographie de Louis Malle, Malavida ressort en salle Vie privée, un film de 1962 qui marque la première incursion de Brigitte Bardot dans l’œuvre du cinéaste, trois ans avant Viva Maria ! et six ans avant Histoires extraordinaires. Dans Viva Maria !, BB retrouvera d’ailleurs Gregor von Rezzori, qui joue ici le rôle de Gricha, l’ami de la mère de Jill (Brigitte Bardot), et qui interprètera dans Viva Maria ! le mari de Paulette Dubost.

Dans le Paris des années soixante que Vie privée montre bien, Louis Malle brosse le portrait d’une star et qui mieux que Brigitte Bardot pour l’incarner ? Bardot qui commence à intéresser les auteurs, tant ceux de la Nouvelle Vague que l’ancienne génération et qui va enchaîner les tournages avec Henri-Georges Clouzot (La Vérité en 1960), Louis Malle (Vie privée en 1962 et Viva Maria ! en 1965) et Godard (Le Mépris en 1963 et Masculin-Féminin en 1966).

Vie privée raconte donc l’histoire d’une jeune danseuse genevoise (Bardot) qui, partie à Paris, va devenir modèle photographique, actrice de cinéma, collectionner les amants jusqu’à son accession au star system. Autant dire que l’actrice et son rôle se confondent et ce n’est pas la mini-série Bardot qui dira le contraire.

Une voix-off décrit avec distance l’ascension de Jill. Sa liaison avec Dick (Dirk Sanders) et son métier de danseuse ? « Cependant, elle n’aimait ni assez Dick ni assez la danse pour que ça puisse durer longtemps. » Son parcours ? « De la photographie au cinéma, il n’y a qu’un pas. Elle le franchit un jour, sans conviction. » Le cinéma lui-même ? « Entre ce visage et cette machine, il se passa assurément quelque chose. Une rencontre imprévisible, un accord mystérieux qui allait faire de Jill sans qu’elle l’ait vraiment cherché une étoile, un phénomène, un monstre. »

Autant dire que chez Jill (et le public comprend « chez Bardot »), rien n’est calculé, tout est naturel et spontané. Elle est comme elle est, comme si elle était née star comme d’autres, dans un coquillage, naissent Vénus.

Nous voici donc à présent au moment où Jill est devenue un monstre sacré, une proie pour les paparazzi du monde entier. Malle s’amuse, avec ses scénaristes Jean-Paul Rappeneau et Jean Ferry, à zigzaguer entre le documentaire et la fiction, entre le mythe et la réalité. Ainsi jettent-ils dans les bras de Jill un certain Fabio (Marcello Mastroianni), un Italien qui vit à Genève et a une liaison avec Carla (Ursula Kübler, dans la vie la veuve de Boris Vian). Personne n’a oublié le personnage de journaliste que jouait Mastroianni deux ans plus tôt dans La dolce vita, accompagné du photographe Paparazzo qui donnera son nom aux paparazzi. Un Mastroianni qui, il faut le reconnaître, paraît dans Vie privée bien en-deçà de ses capacités, sans doute parce qu’il est doublé vocalement.

Vie privée prend à bras le corps les affres du vedettariat. Malle s’en amuse en filmant, par exemple, des filles dans la rue qui se coiffent comme Jill. En montrant aussi le genre de sujets qu’elle interprète à l’écran. On voit ainsi, au fronton d’un cinéma, l’affiche de La Garce de Syracuse, un titre qui en dit long. Ce qui intéresse davantage le cinéaste, c’est la traque incessante dont est victime quelqu’un de connu. La jalousie aussi, la rancœur que peut déclencher l’état de star. D’où cette belle séquence dans un ascenseur où Jill se fait agresser par une voisine : « Ça gagne des millions pour se montrer à poil et, pendant ce temps-là, mon frère est en Algérie. » En une ligne de dialogue, Malle et ses scénaristes saisissent une époque.

Le véritable sujet du film, on l’aura compris, plus encore que le star system, est Brigitte Bardot. L’animal Bardot, pourrait-on dire, que la caméra approche et, une fois acceptée, filme en tous sens, amoureusement. Qu’elle soit pensive, fasse la moue, soit habillée ou seulement vêtue d’une chemise sur ses jambes nues, dorme, soit heureuse ou pleure, elle est belle, fascinante et forcément adoptée par la caméra et ceux qui regarderont ensuite ces images. Plus fort encore, Malle fait jouer de la guitare à Brigitte Bardot, au cours d’une belle séquence où on l’entend chanter Sidonie, une poésie de Charles Cros qui semble avoir été écrite pour elle : « Sidonie a plus d’un amant, c’est une chose connue qu’elle avoue fièrement. »

Le film franchit même des limites impensables : montrer la star dans son quotidien, en véritable ménagère. On la voit nettoyer une baignoire, cuisiner, préparer du café (« Café bouillu, café foutu », boude-t-elle), etc. On pense à The Girl in the Fountain d’Antongiulio Panizzi, dans lequel Monica Bellucci joue à être Anita Ekberg, sex symbol absolu des années soixante, tout en allant chercher ses enfants à l’école.

Il faudrait enfin parler de la manière de filmer de Louis Malle. S’il maintient sa caméra pratiquement constamment braquée sur Brigitte Bardot, il s’amuse aussi de quelques effets. Prenons un exemple précis. Jill et sa mère conversent sur une terrasse. Les deux femmes sont debout. L’une s’assoit, la caméra cadre celle qui reste debout, puis qui s’assoit à son tour. Les deux femmes sont à présent toutes deux dans le même plan. L’une se relève, la caméra ne cadre plus que celle qui est assise. Elle se relève à son tour et la caméra, la suivant, recadre les deux. Cela ne semble rien qu’un petit jeu mais a un bel effet à l’écran et l’on sait que les cinéastes des années soixante, proches de la Nouvelle Vague, regardaient de très près les façons de filmer des grands cinéastes, Alfred Hitchcock en tête. Le tourbillon de la caméra dans Vertigo, tournant autour du couple James Stewart-Kim Novak qui s’enlace, est lui aussi suffisamment une sorte de jeu pour que Malle, trois ans après, ait à son tour envie de s’amuser avec la caméra.

Enfin, pour en finir avec la question de la mise en scène, on peut également mettre en avant les séquences italiennes de Spoleto. Mastroianni amène Bardot dans cette petite ville italienne parce qu’il a traduit dans sa langue une pièce de Kleist, Catherine de Heilbronn, qui est présentée en plein air. Malle saisit l’espace, la couleur des costumes, l’ambiance nocturne et la tension qui se joue entre les divers personnages de son récit à lui, indépendamment de l’histoire contée sur scène.

Quant au rapport entre le spectacle théâtral et le sujet du film, il convient de faire quelques recherches pour le trouver. Le début de Catherine de Heilbronn parle du trouble que suscite une jeune fille quand on la voit et qui la fait accuser de sorcellerie. Pas la peine d’en dire plus, le rôle aurait parfaitement convenu à Jill. Et, certainement, à Brigitte Bardot.

Jean-Charles Lemeunier

Vie privée
Année : 1962
Origine : France
Réal. : Louis Malle
Scén. : Louis Malle, Jean-Paul Rappeneau, Jean Ferry
Photo : Henri Decaë
Musique : Fiorenzo Carpi
Montage : Kenout Peltier
Durée : 103 min
Avec Brigitte Bardot, Marcello Mastroianni, Nicolas Bataille, Dirk Sanders, Jacqueline Doyen, Éléonore Hirt, Ursula Kübler, Gregor von Rezzori…

Sortie en salles par Malavida Films le 5 juillet 2023, dans une restauration Gaumont.


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