Après avoir exploré l’œuvre de Lino Brocka, Carlotta Films remet sur le devant de la scène un autre grand cinéaste philippin : Mike De Leon. Avec, et on s’en félicite, huit films à l’appui : Itim (1976, Itim, les rites de mai), Kung Mangarap Ka’t Magising (1977, C’était un rêve), Kakabakaba Ka Ba ? (1980, Frisson ?), Kisapmata (1981), Batch’81 (1982), Hindi Nahahati ang Langit (1985, Le Paradis ne se partage pas), Bayaning 3rd World (1999, Héros du Tiers-Monde) et Citizen Jake (2018). Les films sont disponibles depuis le 21 mars dans un coffret Blu-ray. Kisapmata et Batch’81, deux films projetés à la Quinzaine des Réalisateurs 1982, sont également ressortis en salles le 29 mars, ses autres films étant également disponibles pour des séances exceptionnelles au cinéma. C’est ainsi que l’Institut Lumière, à Lyon, consacre une grande rétrospective à Mike De Leon jusqu’au 25 avril, avec l’ensemble des huit films.
Il est toujours excitant de découvrir l’œuvre d’un cinéaste dont on a généralement pu voir les films que dans les festivals internationaux, d’autant plus qu’il provient d’un pays, les Philippines, dont on connaît mal le cinéma, à quelques rares noms près. L’occasion est donc trop belle de se mettre sous la dent cette filmographie quasiment inconnue. Avec cet avertissement : ne confondons pas Mike De Leon avec son homonyme Gerardo De Leon, lui aussi philippin, et auteur des frappadingues Médecin dément de l’île de sang et autres Women in Cages. Séparons donc bien les films d’auteur des séries B, même si l’on a autant envie de découvrir les uns et les autres.
Ce que l’on remarque de prime abord chez Mike De Leon, c’est la remise en question de faits qui semblent acquis. Dans Batch’81, De Leon dénonce l’emprise fasciste que les étudiants plus âgés ont sur les bizuts dans les fraternités. Dans Héros du Tiers-Monde, il s’attaque carrément à la statue du Commandeur, c’est-à-dire au héros philippin José Rizal. Sous prétexte de vouloir tourner un film sur cette grande figure nationale de la fin du XIXe siècle, deux cinéastes questionnent l’Histoire et ses mensonges dans un faux-documentaire assez jubilatoire.
La politique est forcément au cœur de la filmographie du cinéaste philippin. Ainsi dans Citizen Jake, le plus récent des films proposés, la critique du pouvoir est très présente dans un scénario policier. L’œuvre fut écartée de la programmation du festival de Manille et son auteur « n’hésita pas à pointer la compromission du comité de sélection à propos d’un film qui dénonce la mainmise structurelle de grandes familles liées aux Marcos sur l’appareil politique et l’affaiblissement démocratique du pays sous la gouvernance de Duderte », ainsi qu’il est écrit sur la plaquette du festival des Trois Continents de Nantes, où le film sera programmé en fin d’année.
Mike De Leon n’emprunte jamais des chemins rebattus par ses collègues. Prenons C’était un rêve. Un étudiant, qui pleure la mort de sa copine, rencontre une femme mariée. Leur histoire sera brève et intense mais, jamais De Leon ne veut faire croire au happy end. Sinon que, ce qui vous arrive dans la vie, le bon et le mauvais, ne peut que vous faire avancer.
Le plus connu des films de Mike De Leon reste sans doute Kisapmata. L’histoire fait froid dans le dos, qui raconte l’emprise d’un père sur sa femme et sa fille. De Leon déconstruit la société patriarcale philippine. On comprend ainsi combien les enfants ont du mal à vivre leur propre vie, puisque ce qui arrive au couple vedette, obligé de fuir pour ne plus subir la pression paternelle, s’est également passé pour leurs amis.
Le père est un flic à la retraite, dormant avec un revolver sous l’oreiller. Il est magistralement interprété par Vic Silayan, acteur malheureusement inconnu chez nous qui a pourtant démarré sa carrière dans un film que Fritz Lang tourna aux Philippines en 1950. Formidable de violence rentrée (mais aussi exprimée), il impose le silence à sa femme, sa fille et sa domestique, jusqu’à son gendre qu’il intimide. Cet amour inconsidéré et incestueux qu’il voue à sa fille est aussi sa faiblesse et De Leon saisit son visage pensif et malheureux, la nuit. Malheureux parce que sa fille s’éloigne en se mariant, malheureux aussi — et furieux —lorsqu’elle lui tient tête et veut s’enfuir du domicile familial.
La religion catholique imprègne la société philippine. Les protagonistes prient souvent et Mike De Leon prend bien soin de filmer les deux jeunes mariés, alors qu’ils sonnent à la porte de la maison familiale de nuit, la tête entourée par les barbelés qui protègent le portail. Ainsi couronnés d’épines, ils vont au devant de leur destin et l’on se demande si De Leon ne glisse pas ici un nouveau constat d’échec : comment une société à ce point pétrie de religiosité peut-elle transformer les siens en martyrs ? Il glisse aussi, au cours d’une conversation entre le père et ses anciens collègues, que tous les flics sont corrompus et que c’est normal.
Kisapmata transcende le mélo qu’aurait pu être une telle histoire, le transforme en constat humain et politique et, lorsque le mot « Fin » s’affiche à l’écran, on est soufflé d’avoir pu visionner un film d’une telle puissance.
Jean-Charles Lemeunier
Huit films de Mike De Leon en coffret Blu-ray le 21 mars 2023 et en salles le 29 mars 2023, sortis par Carlotta.