La clepsydre est un instrument à eau permettant de mesurer le temps. C’est aussi le titre français de Sanatorium pod Klepsydra, un film polonais de 1973 signé Wojciech J. Has, que Malavida ressort en salles. Remarqué dès 1965 pour Le manuscrit trouvé à Saragosse et son récit à tiroirs, Has explore dans La clepsydre un récit fantasmatique, baroque, assez hallucinatoire.
Tout commence dans un train et, dès ces premiers plans, l’essentiel est déjà là : Jozef, le héros (Jan Nowicki), qui rejoint l’hôpital où est son père Jakob, des voyageurs dont on ne sait s’ils dorment ou sont morts, le bric-à-brac poétique en dehors de toute réalité, des femmes nues, un récit qui semble assez déconstruit et pourtant fascinant, bref, tous ces éléments qui vont parsemer La clepsydre et en faire un objet assez unique.
Jozef débarque donc dans cet hôpital sinistre qui semble sorti d’un film d’horreur pour comprendre qu’ici le temps n’est pas tout à fait le même qu’ailleurs. Comme dans un cauchemar qui précèderait la mort, dans lequel les scènes s’enchevêtrent sans avoir vraiment de lien les unes avec les autres, Jozef va revivre des morceaux de son passé, va en fantasmer d’autres, se retrouvant dans des situations assez incongrues. Il va se replonger dans ses craintes d’enfant et d’adolescent (sa mère, les femmes plantureuses) et chercher à tout prix à communiquer avec ce père qu’il sait mort et qu’une facétie temporelle — un ralentissement des aiguilles de l’horloge ou du mécanisme de la clepsydre — garde en vie dans l’hôpital.
La clepsydre est un film qui vous embarque sans que vous ne parveniez toujours à comprendre de quoi il est exactement question (voir, à ce sujet, la très belle et très savante critique de L’ouvreuse, où est mentionnée la Kabbale juive). Un film qui vous propulse dans un entre-deux.
Revenons un temps aux premières images : toutes ces personnes allongées dans ce curieux train au sol empli de paille, qui les conduit peut-être vers un camp de la mort, ont-elles déjà plongé dans le dernier sommeil ou sont-elles seulement prises de torpeur ? Entre le songe et l’éveil, entre la vie et la mort, entre la réalité et le fantasme, Has nous perd, nous retrouve, nous livre quelques clefs, nous en dérobe d’autres. « Chez nous, commente l’infirmière de l’hôpital en se rhabillant — elle semble toujours sortir d’une étreinte avec le seul médecin de l’hôpital, elle qui en est la seule employée —, on dort tout le temps et il ne fait jamais nuit. »
Jozef s’échappera parfois de cet étrange univers recouvert de poussières et de toiles d’araignée, passera avec virtuosité d’un décor à l’autre, rampera souvent entre les deux, pour y revenir irrémédiablement.
Dans ce monde parallèle dépourvu d’unités de lieu et de temps, Jozef ne parvient jamais à ce qu’il veut. Les conversations avec son père sont toujours écourtées ou repoussées. Il n’arrive jamais à rassasier sa faim : les gâteaux sont recouverts de poussière, la carpe farcie est entièrement dépecée avant qu’il ne puisse en approcher sa fourchette. Les femmes sont provocantes, déshabillées pour la plupart, comme un appel à des plaisirs qu’il ne pourra goûter, alors que son père pourtant lui reproche de courir les jupons. Un père qui lui interdit de « pénétrer l’énigme de Dieu » et qui n’a pour conclusion que le latin « Ignorabimus » : « Nous ne savons pas et ne saurons jamais. »
Poussons plus loin les recherches. Dans La Genèse, Joseph est le fils de Jacob et son histoire est liée aux rêves : d’abord aux deux qu’il raconte à ses frères. Puis, à la cour du Pharaon où il est jeté en prison pour avoir tenté de séduire l’épouse royale — alors qu’il a repoussé ses avances —, à ceux de ses compagnons de cellule que Joseph va interpréter. C’est donc dans un rêve que nous plonge Has mais pour nous dire quoi, exactement ? Nous ne le savons pas et ne le saurons sans doute jamais.
Jean-Charles Lemeunier
La clepsydre
Titre original : Sanatorium pod Klepsydra
Année : 1973
Origine : Pologne
Réal. et scén. : Wojciech J. Has , d’après le roman de Bruno Schulz
Photo : Witold Sobocinski
Musique : Jerzy Maksymiuk
Montage : Janina Niedzwiecka
Durée : 124 minutes
Avec Jan Nowicki, Tadeusz Kondrat, Irena Orska, Halina Kowalska…
Sortie en salles par Malavida Films le 8 janvier 2025.