Avec Joker, Todd Phillips avait su renouveler avec éclat un des personnages de la saga de Batman, offrant à son acteur Joaquin Phoenix un rôle éblouissant à la mesure de sa démesure. Aussi, en apprenant la sortie d’un deuxième opus, baptisé d’un titre français — Joker : Folie à deux —, on pouvait craindre, comme c’est souvent le cas à Hollywood, un succédané, une reprise anémiée, une cuisine sentant quelque peu le réchauffé. Or, il n’en est rien ! Sacrément rien !
Todd Phillips nous offre ici une histoire qui est, certes, la suite de Joker mais n’a que peu à voir avec le premier film, renouvelant complètement le sujet, dans une tonalité encore plus désespérante. De l’univers de Batman, il garde la géographie, la ville de Gotham et l’asile d’Arkham, et quelques personnages : le Joker, bien sûr, mais aussi ici Harley Quinn (jouée par Lady Gaga) et le procureur Harvey Dent (incarné par Harry Lawtey). Phillips s’amuse également à dénommer Kane une assistante sociale qui s’occupe du Joker et témoigne à son procès — et l’on sait que le créateur de la bande dessinée Batman pour DC Comics, en 1939, est Bob Kane.
Si Arthur Fleck — la véritable identité du Joker — était pathétique dans le premier film, il devient dans le second un héros romantique. Accusé du meurtre de cinq personnes, ce qu’il ne nie pas puisqu’il ajoute même une sixième victime méconnue de la police, Arthur oscille entre deux personnalités : celle du loser Arthur ou du flamboyant criminel Joker. C’est d’ailleurs grâce à cette identité qu’il séduit, alors qu’il est interné à Arkham, Harley Quinn (Lady Gaga).
Romantique, Arthur le devient qui traîne son spleen dans l’univers sordide de la prison, face à des matons brutaux. Pour mesurer sa souffrance, Todd Phillips a eu la brillante idée de métamorphoser un personnage violent en un chanteur de comédie musicale. C’est ainsi que l’on entend, tout au long du film, Joaquin Phoenix et Lady Gaga interpréter quelques standards, de For Once in My Love de Stevie Wonder à Bewitched (immortalisé par Ella Fitzgerald, Frank Sinatra, etc), de When You’re Smiling de Louis Armstrong à To Love Somebody des Bee Gees. Sans parler de la déchirante interprétation de Phoenix du If You Go Away immortalisé par Shirley Bassey, reprise du Ne me quitte pas de Jacques Brel. Un peu à la manière de ce qu’avait fait Baz Luhrmann dans Moulin Rouge, qui avait recyclé un tas de chansons connues.
Dans Joker : Folie à deux, la violence de la société est symbolisée par celle qui règne dans la prison. On ne peut que penser à Vol au-dessus d’un nid de coucous où la folie était la seule échappatoire, d’autant que le meurtre d’un jeune détenu par les gardiens, hors-champ, renvoie à la mort de Brad Dourif, humilié par l’infirmière, dans Vol.
Très fort à l’issue de Joker, le message politique passe donc curieusement par la comédie musicale. La société américaine est fondée sur l’entertainment et ce n’est pas un hasard si la chanson That’s Entertainment est entendue plusieurs fois, y compris à travers un extrait de son film d’origine, The Band Wagon (Tous en scène de Vincente Minnelli).
Aujourd’hui, l’heure n’est malheureusement plus au divertissement, ce que nous prouve le finale du film. Le personnage renonce à ses rêves et la vision des rues de Gotham, une fois que la caméra a enfin quitté l’univers carcéral et celui du tribunal où elle s’est cantonnée pendant tout le film, est tout sauf chatoyant. Le monde a basculé dans le chaos, le premier Joker nous le disait déjà, et une rébellion totale semblait la seule issue. La donne a changé, les présidents américains se sont succédé, Républicains et Démocrates, et tout est toujours pareil. C’est sans doute une des raisons d’être du film : s’il appartient à l’univers de Batman, le héros milliardaire et capitaliste n’apparaît jamais (seul son père est mentionné dans le premier épisode). Le capitalisme est trop triomphant dans le monde entier pour qu’on puisse chanter ses louanges, même à travers la noirceur d’un héros masqué. Autant ne s’attacher qu’à son adversaire, rêveur sanguinaire mais rêveur tout de même.
Jean-Charles Lemeunier
Joker : Folie à deux
Année : 2024
Titre original : Joker : Folie à deux
Origine : États-Unis
Réal. : Todd Phillips
Réal. séquence animée d’ouverture : Sylvain Chomet
Scén. : Todd Phillips, Scott Silver d’après les personnages de Bob Kane, Bill Finger, Jerry Robinson, Paul Dini et Bruce Timm pour DC Comics
Photo : Lawrence Sher
Musique : Hildur Guðnadóttir
Montage : Jeff Groth
Prod. : Warner Bros
Durée : 138 min
Avec Joaquin Phoenix, Lady Gaga, Brendan Gleeseon, Catherine Keener, Zazie Beetz, Steve Coogan, Harry Lawtey…
Sortie sur les écrans par Warner le 2 octobre 2024.