« Pénétrer le sens de ce récit » est bien le défi que lance La Passagère, que Malavida ressort en salles ce 25 janvier. Pasażerka (La Passagère, donc) est un film polonais que son auteur, le cinéaste Andrzej Munk, n’a pu achever, victime d’un accident de la route en 1961. L’œuvre connut malgré tout une sortie en 1963.
La version qui nous est livrée aujourd’hui tente, à propos de Munk, de « deviner ses intentions malgré les lacunes et les imprécisions » et, comme cela a été mentionné plus haut, de « pénétrer le sens de ce récit ». Avec cet avertissement : « Nous n’essaierons pas de trouver la réponse qu’il cherchait, nous reposerons seulement sa question. »
La Passagère, qui s’ouvre sur un paquebot de luxe (« une île dans le temps »), démarre donc par des images fixes. Le spectateur d’aujourd’hui pense bien sûr à ce qu’avait déjà fait Chris Marker en 1962 pour La jetée. Nous sommes ici en présence de séquences que Munk désirait tourner sans en avoir eu le temps. Allaient-elles rester en plans fixes ? Comme si le temps présent s’était figé, que rien ne pouvait plus être pareil depuis la Seconde Guerre mondiale ? En photos, une passagère, Liza (Aleksandra Śląska), en voit une autre monter dans le bateau, qui lui rappelle Marta (Anna Ciepielewska).
La Passagère passe alors à des images mouvantes, devient un « vrai film » sur des vues du camp de concentration d’Auschwitz. Retour aux photos : Liza explique à son mari que, dans le camp, elle n’était pas détenue, comme elle le lui avait raconté, mais surveillante. À propos de celle qui vient de monter à bord, Marta, la passagère ajoute : « Si elle vit, c’est grâce à moi. »
Ce qui va suivre va donc être une sorte de confession, le récit froid, clinique, des rapports entre un bourreau et une détenue, vu du point de vue de la SS. En prenant pour narratrice celle qui tient le mauvais rôle, Munk poursuit une recherche explicitée en fin de film : « Le souvenir du jeu entre la surveillante et sa protégée n’est-il pas une sorte de défense, de fuite, vers une dimension humaine, des motivations humaines, vers la cruauté et le mal propres aux humains ? »
La cruauté et le mal propres aux humains : voilà bien le sujet du film. Munk se refuse à juger qui que ce soit, malgré ce que montrent ses images. Pensons à ce plan des enfants qu’on amène à la mort et à celui de la petite fille qui caresse la tête d’un chien, tenu par un garde armé. Le récit se recentre sur les rapports entre Liza et Marta. Quand il s’agit pour la première de trouver quelqu’un qui puisse l’assister dans son kommando, la caméra balaie les prisonnières comme si elle se substituait au regard de la kapo. Chacune des femmes dévisagées soutient le regard de la caméra, donc de Liza. Quand elle passe sur Marta, celle-ci ne la fixe pas comme l’ont fait les autres. Marta semble indifférente. C’est d’ailleurs cette indifférence de Marta qui exaspère Liza, elle qui cherche à se rapprocher de la détenue.
Plutôt que de dénoncer les atrocités par des séquences chocs, Munk préfère procéder par allusions (l’extermination des enfants) ou par des détails du quotidien : la mort du chien d’une gardienne qui aimait trop le fromage, un mot trouvé dans une fissure murale, un concert classique donné par les détenus au cours duquel deux amoureux se rapprochent ou une commission internationale qui interroge Marta sous le regard des nazis. Chaque fois, le cinéaste s’appuie sur le jeu de ses interprètes, sur leurs yeux qui indiquent leur frayeur ou leur résignation (du côté des déportés), leur colère ou leur indifférence (du côté des nazis). Dans une séquence nocturne où des déportées courent nues, Aleksandra Śląska montre l’étendue de son talent. D’abord effrayée par ce qu’elle voit, elle prend soudain un air redoutable et désigne lesquelles des pauvres femmes vont participer à un jeu cruel.
Dans cette horreur ambiante, au sein de cet enfer, Munk construit une parenthèse de délicatesse et de pudeur avec une belle histoire d’amour, véritable contrepoint.
Il est toujours délicat de placer sa caméra dans un camp de concentration et Gillo Pontecorvo en sait quelque chose, lui qui, pour Kapo (1960), reçut les foudres d’une critique acerbe. « Cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris » écrivait dans les Cahiers du cinéma Jacques Rivette. Bien que, comme le reconnaissait ce dernier, « il se pourrait que tous les sujets naissent libres et égaux en droit », une question primordiale était posée : avait-on le droit de filmer la Shoah, cet « absolu de la terreur que toute mise en scène relativise par force » (la citation est de Jean-Michel Frodon) ?
Aussi importante soit-elle, la question de la représentation de la Shoah ne saurait être tranchée en quelques lignes. L’originalité de La Passagère est de se placer du point de vue d’une fonctionnaire nazie qui fait son boulot. Une obéissance aux ordres que l’on verra également à l’œuvre dans le documentaire d’Eyal Sivan et Rony Brauman sur le procès d’Eichmann, Un spécialiste (1999). Trente-huit ans plus tôt, par une œuvre de fiction, Andrzej Munk tentait de comprendre les motivations, la cruauté et ce « mal propre aux humains ».
À noter qu’un documentaire accompagne la sortie du film, Dernières images, datant de 2000. Il suit le parcours de Munk et évoque le tournage de La Passagère, avec des interventions d’Andrzej Wajda, Roman Polanski, Anna Ciepielewska… À propos du film, Wajda déclare que Munk a réussi a traduire la peur à l’écran. « Aujourd’hui encore, assure-t-il, c’est le film le plus terrible sur Auschwitz. » En mettant de côté le Nuit et brouillard de Resnais (1956), qui tient une place à part tant le film reste aujourd’hui aussi fort et dérangeant qu’il devait être à l’époque de sa sortie, on ne peut être que d’accord avec Wajda.
Jean-Charles Lemeunier
La Passagère
Année : 1963
Titre original :Pasażerka
Origine : Pologne
Réal. : Andrzej Munk
Scénario : Zofia Posmysz, Andrzej Munk
Photographie : Krzysztof Winiewicz
Musique : Tadeusz Baird
Montage : Zofia Dwornik
Durée : 60 minutes
Avec Aleksandra Śląska, Anna Ciepielewska, Jan Kreczmar…
Sortie en salles par Malavida le 25 janvier 2023.