Dans Arizona Dream (1993), le film d’Emir Kusturica tourné aux États-Unis, que ressort en salles Malavida, il est question de rêve jusque dans le titre. Rêves que ne cesse de faire le héros, joué par un juvénile Johnny Depp, et rêve américain également, incarné ici par l’oncle Léo (Jerry Lewis, que l’on est content de revoir), vendeur de Cadillacs. Ce rêve américain, le cinéaste serbe le fait voler en éclats, à l’instar de ces autres perturbateurs que sont Tim Burton (Edward aux mains d’argent) ou David Lynch (Blue Velvet) qui, eux aussi, le décrivent avec des couleurs éclatantes avant qu’il n’implose.
On connaît le goût de Kusturica pour les films baroques qui, à la manière des ballerines, font des entrechats, des pointes et des pas de côté. Ici, l’on passe allègrement de l’Alaska à New York, d’une concession automobile à une maison perdue en plein Arizona, du ballon rouge suspendu dans le ciel à un poisson volant, sans parler de tortues qui trottinent sur une table.
À travers ces divers sujets déversés parfois d’une façon désordonnée, Kusturica parle d’une manière désenchantée des déclassés, de ceux qui voulaient croire au rêve capitaliste — empiler des Cadillacs jusqu’à la Lune — et de ceux qui savent que les chiens de traîneaux en Alaska et les gros poissons pêchés sous la banquise nous aident à vivre. D’autres préfèrent encore tenter de voler dans des aéroplanes bricolés. D’autres encore, qui se réfugient dans l’art et ses citations, connaissent par cœur les dialogues d’un film ou les mimiques d’un acteur. Il y a ceux, enfin, qui savent parfaitement quel sera le bout de la route.
Dans ce pêle-mêle ahurissant et fascinant, deux repas échevelés se font écho, animés par les mêmes personnages : Faye Dunaway, Lili Taylor, Johnny Depp et Vincent Gallo. Tous cultivent le même mal de vivre et même celui qui pense avoir réussi, le tonton Léo, a compris que « le rêve maison-pelouse-voiture meurt quand il devient réalité ».
Parsemé d’images surréalisantes, telles ces voitures plantées sur des piquets en plein désert, d’autres où le grotesque et la tragédie font bon ménage (la pendaison), Arizona Dream est certes moins tonitruant que les films yougoslaves de Kusturica mais portent néanmoins ses traces. Les trompettes qui rythmaient la quasi totalité d’Underground sont ici remplacées, sur la fin, par un orchestre de mariachis. Et, question musique, on retiendra par-dessus tout, outre celle composée par l’habituel complice Goran Bregovic, la fabuleuse ballade d’Iggy Pop — soi-disant plagiée de la chanson corse Solenzara, mais qu’importe !
Arizona Dream a beau se dérouler dans un autre pays que le sien, Kusturica se l’approprie complètement. Rappelons les faits : le cinéaste s’est vu proposer de remplacer Milos Forman pour donner des cours à l’université de Columbia. C’est là qu’un de ses élèves, David Atkins, lui propose le scénario d’Arizona Dream. Kusturica est emballé et s’attelle au projet. Sauf qu’en plein tournage, la guerre de Yougoslavie éclate et que le cinéaste va interrompre celui-ci pour faire des allers-retours entre son pays et les États-Unis. Comment comprendre alors ce dialogue, entendu dans le film dans la bouche de Johnny Depp ? « Dans une tempête, on ne fait pas demi-tour. Je ne pouvais pas faire demi-tour, il fallait aller de l’avant. »
Quel est le rapport de Kusturica à l’Amérique ? Sans doute, comme chaque Européen, un mélange de fascination et de critiques. Il n’est qu’à voir la façon dont il traite les acteurs, mi-enjôleur mi-moqueur. Quand Vincent Gallo cite les grands acteurs américains, il mentionne Brando, Pacino, De Niro et… ajoute le nom de Johnny Depp. En revanche, Lili Taylor, qui joue la belle-fille de Faye Dunaway, décrit cette dernière comme « une gamine dans une vieille peau ». Kusturica utilise d’ailleurs à merveille la séduction de Faye Dunaway, très belle, et joue sur l’érotisme d’un baiser qu’elle donne à Johnny Depp, sa langue bien pointée en avant. On sent également chez lui la satisfaction d’avoir dans son équipe la présence de Jerry Lewis. Un Jerry qui, malgré les grimaces qui ont fait son succès, joue ici très sobrement. Sauf le temps de quelques séquences où, pour la plus grande joie sans doute de son réalisateur mais aussi des spectateurs, il se remet à tordre son visage comme il l’a toujours fait. On mentionnera également les hommages rendus à Scorsese, Coppola et Hitchcock à travers le personnage joué par Vincent Gallo.
Il est encore beaucoup question d’animaux, dans cette histoire où les humains se perdent et se retrouvent — mais, entend-on, « deux perdus ne font pas un trouvé ». Des chiens, des tortues, des poissons qui nagent ou flottent. Ils peuplent autant les rêves que la réalité et sont cet univers, cette nature dans laquelle se diluent les âmes après la mort. « Je scrute les âmes des poissons », explique Johnny Depp, ces poissons qui, contrairement aux humains, comprennent tout et savent se taire.
Jean-Charles Lemeunier
« Arizona Dream »
Année : 1993
Origine : États-Unis
Réal. : Emir Kusturica
Scén. : David Atkins, Emir Kusturica
Photo : Vilko Filač
Musique : Goran Bregovic, Iggy Pop
Montage : Andrija Zafranovic
Durée : 142 min
Avec Johnny Depp, Jerry Lewis, Faye Dunaway, Lili Taylor, Vincent Gallo…
Sortie en salles par Malavida le 10 juillet 2024.