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« La mort d’un bureaucrate » de Tomás Gutiérrez Alea : Tombe à retardement

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Bureaucratie : voilà un mot qui fait grincer bien des dents. Il évoque un système s’élevant parfois à un tel niveau angoissant d’absurdité que Kafka lui a consacré pas mal de ses meilleures pages.

De la version du Procès illustrée par Orson Welles, il est clair que le cinéaste cubain Tomás Gutiérrez Alea en a retenu quelque chose, lui qui signe en 1966 cette brillante satire d’une machinerie gangrénée : La muerte de un burócrata (La mort d’un bureaucrate). Mieux encore : Tamasa n’a aucun besoin d’une autorisation en trois exemplaires sur papier timbré pour ressortir en salles ce petit joyau, dans une restauration 4K, le 7 septembre prochain.

Welles n’est d’ailleurs pas le seul auteur de cinéma convoqué ici. Après un générique sur papier machine, digne d’un rapport administratif, le film est immédiatement dédié « à Luis Buñuel, Stan Laurel et Oliver Hardy, Ingmar Bergman, Harold Lloyd, Akira Kurosawa, Orson Welles, Juan Carlos Tabio, Elia Kazan, Buster Keaton, Jean Vigo, Marilyn Monroe et à tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont intervenus dans l’industrie du cinéma depuis Lumière jusqu’à nos jours ». On ne saurait être plus précis.

Et les hommages appuyés à la plupart de ces génies du septième art se retrouvent ici et là tout au long de La mort d’un bureaucrate. Ici, dans le bureau d’un cimetière, la caméra passe sur un tableau annonçant « les chiffres du semestre » (c’est-à-dire transferts, enterrements, exhumations, etc.) avant de s’arrêter sur une affiche devant laquelle est assis un paysan tenant une faux. « J’émule », peut-on lire au-dessus de sa tête tandis que l’image renvoie immanquablement, d’une façon humoristique, au Septième sceau de Bergman. Ces gags visuels cinéphiliques parsèment tout le film. Ils nous offrent ainsi un serveur aux dents de vampire, un passage sur la façade d’un bâtiment, à plusieurs étages de hauteur, digne de Harold Lloyd (et d’ailleurs, la fameuse horloge de Safety Last est présente ici) ou des rêves très buñuéliens, dont un au cours duquel le héros traîne une religieuse et jette un cercueil dans la mer.

On ne peut s’empêcher de citer encore cet enchaînement homérique de plusieurs séquences proclamant l’amour du cinéaste pour Laurel et Hardy. Tout commence par une crispation entre des croque-morts et le directeur du cimetière, ce dernier refusant l’enterrement. Le croque-mort s’énerve et déchire des pages du registre tenu par le directeur. Celui-ci sort et casse un phare du corbillard. Le chauffeur du corbillard déchire complètement le registre, tandis que le directeur arrache le deuxième phare. On pense bien évidemment aux combats auxquels se livraient le fameux duo comique et leur compère loucheur et moustachu Jimmy Finlayson. Et, surtout, à Œil pour œil dans lequel, pour un malheureux sapin de Noël, Laurel et Hardy saccagent la maison de Finlayson tandis que ce dernier démolit leur voiture.

Alea pourrait stopper là sa comédie mais il enchaîne avec un coup de chapeau à La bataille du siècle. Dans ce film, Laurel et Hardy entraînent une rue entière à une immense bataille de tartes à la crème. Dans La mort d’un bureaucrate, l’embouteillage créé par la première rixe entre les croque-morts et le directeur du cimetière amène l’ensemble du quartier à se battre à grands coups de couronnes mortuaires et de tous les objets qui leur tombent sous la main. Des tartes inoffensives, Alea glisse vers un véritable carnage généralisé où les coups pleuvent pour le plus grand plaisir du spectateur.

Tout n’est bien sûr pas référentiel et l’on rira tout autant de ce groom d’ascenseur qui braille des chansons à tue-tête, d’un patron qui passe son temps à reluquer, par la fenêtre ou dans son bureau, les fesses des femmes ou du cri d’un employé du cimetière remplacé par une sirène de police. Citons encore la séquence, épique, de l’exhumation.

Ne nous méprenons pas : La mort d’un bureaucrate n’est pas qu’une comédie mais une vibrante critique d’un système sclérosé. L’humour fait tout passer et le cinéaste cubain s’en donne à cœur joie. Le film s’ouvre sur un enterrement : celui d’un sculpteur, « le Michel-Ange des humbles » entend-on. Il était l’inventeur d’une machine digne de celle des Temps modernes, qui produisait des bustes à la chaîne. Pendant que la caméra balaie des sculptures d’anges dans des attitudes différentes et semblant illustrer le discours funéraire entendu en off, l’orateur conclut : « Un seul mot résume la dignité, la force et l’envergure du disparu : prolétaire ! » Pour honorer le défunt, ses camarades ouvriers ont proposé de l’enterrer avec son livret de travail. Mais, car il y a un mais, lorsque la veuve (Silvia Planas) et son neveu (Salvador Wood) vont voir l’administration pour se faire reverser une pension, le bureaucrate a besoin dudit livret. Il faut donc exhumer le corps pour le récupérer car aucun duplicata ne peut être délivré à quelqu’un d’autre que le détenteur du livret.

À partir de là, Alea se livre à un véritable jeu de massacre. Le pauvre neveu va passer le film de bureau en bureau pour obtenir un papier, une signature, se heurtant chaque fois à une absurdité de plus en plus totale. Vers la fin, on voit que les fonctionnaires eux-mêmes commencent à écrire des panneaux annonçant « Mort à la bureaucratie », comme s’ils étaient prêts à se mettre en grève. Le film, on l’a dit, sort en 1966 et, dès l’année suivante, une campagne antibureaucratique se met officiellement en place, manière pour Fidel Castro de se détacher davantage encore de l’Union soviétique.

Et puisque que le sujet est politique, quoi de mieux que le gag ultime du film ? Il est la preuve que cette Mort d’un bureaucrate est maîtrisée de bout en bout et constitue une très belle découverte.

Jean-Charles Lemeunier

La mort d’un bureaucrate
Année : 1966
Titre original : La muerte de un burócrata
Origine : Cuba
Réal. : Tomás Gutiérrez Alea
Scén. : Alfredo del Cueto, Ramón F. Suárez, Tomás Gutiérrez Alea
Photo : Ramón F. Suárez
Musique : Leo Brouwer
Montage : Mario González
Durée : 84 minutes
Avec Salvador Wood, Manuel Estanillo, Silvia Planas, Gaspar de Santelices…

Sortie en salles par Tamasa le 7 septembre 2022.


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