Nous l’avons déjà mentionné : la ressortie en salles, par Tamasa, du Lit conjugal le 22 décembre et du Mari de la femme à barbe le 19 janvier remet en lumière le nom de Marco Ferreri. Cinéaste majeur injustement oublié aujourd’hui, ce gaillard qui aimait la provocation se voit également honoré, toujours par Tamasa, d’un combo digipack Blu-ray/DVD composé de quatre films : Le lit conjugal (1963) et Le mari de la femme à barbe (1964) mais aussi La petite voiture (1960) et Dillinger est mort (1969). Sa sortie est prévue pour le 28 janvier. Quatre bonnes raisons, donc, de reparler de lui.
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Comme on le dit de Picasso ou de Buñuel, la carrière de Marco Ferreri est composée de plusieurs périodes. Réalisateur de films publicitaires et de documentaires en Italie, mais aussi fondateur d’une revue, producteur, scénariste et acteur, il se rend en Espagne pour vendre des appareils de projection. C’est là qu’il rencontre le scénariste Rafael Azcona, qui l’accompagne dans deux des trois films qu’il tourne dans l’Espagne franquiste : El pisito (1959, L’appartement), Los chicos (1959, Les enfants) et El cochecito (1960, La petite voiture). En effet, Azcona n’apparaît pas au générique du deuxième. Ce qui ne l’empêche pas de retrouver Ferreri en Italie avec Le lit conjugal et Le mari de la femme à barbe.
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Attardons-nous un moment sur El cochecito, un film qui se démarque de la production courante espagnole de l’époque et que l’on peut rapprocher des premiers francs-tireurs qui se détachent du lot des cinéastes classiques : Juan Antonio Bardem et, plus encore, Luis Garcia Berlanga, avec qui Azcona travaillera à plusieurs reprises.
Bien que rattaché à certains égards au néoréalisme, on peut malgré tout qualifier El cochecito d’antithèse d’Umberto D. Très émouvant, véritable chef-d’œuvre du néoréalisme, le film de Vittorio De Sica s’apitoie sur la vieillesse délaissée et sur les déclassés, proche en cela d’un Chaplin. Sur un sujet analogue — la vieillesse mise au rencard par la famille —, Marco Ferreri pose un regard beaucoup plus caustique, noir et féroce.
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Le veuf Don Anselmo (José Isbert, excellent) s’ennuie chez lui dans son grand appartement peuplé par son fils avoué (et radin), sa belle-fille qui le rabroue sans cesse, sa petite-fille qui apprend le français en l’empêchant de dormir, le futur mari de celle-ci qui travaille avec le père et une bonne qui, elle aussi, envoie souvent balader le vieillard. À noter que la petite-fille est incarnée par Chus Lampreave, future figure haute en couleurs de la filmographie d’Almodovar et créditée ici sous son véritable patronyme, Maria Jesus Lampreave.
Bref, Anselmo n’est plus à sa place chez lui, préférant sortir avec son ami Lucca. Ce dernier, paralytique, vient de s’offrir la petite voiture à moteur qui donne son titre au film. Il n’en faudra pas plus à Anselmo pour convoiter plus que tout une voiturette du même style. D’autant que Lucca le présente à un groupe d’amis invalides qui tous, jeunes et vieux, possèdent de telles voitures.
« Les vieillards sont comme les enfants, il ne faut pas les écouter », entend-on. Et personne, en effet, ne veut écouter Don Anselmo qui rêve de sa voiture et se plaint de ses jambes pour qu’on lui porte attention. Le film avance ainsi de gamineries attristantes — le vieux se jette sur le palier, devant chez lui, pour feindre une subite paralysie — en cruautés, avec des rapports à sa famille de plus en tendus. La sympathie de Ferreri, c’est une évidence, va du côté des déshérités et de cette bande de handicapés. S’il y a de la rumba dans certains airs de Souchon, le vent qui souffle ici a des allures buñuéliennes, à commencer par Los olvidados.
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Au cours du film, Don Anselmo rencontre toute une galerie de personnages pittoresques et attachants : un aristocrate cloué lui aussi dans une petite voiture et le serviteur qui s’occupe de lui, un couple d’amoureux – elle a perdu l’usage de ses jambes et lui celui de ses bras — et un orthopédiste aux déclarations sensationnelles : « En l’an 2000, finies les jambes, tous en voitures… sauf les footballeurs ! »
Bien qu’espagnol, El cochecito prend souvent des allures de ce que sera plus tard la comédie italienne. Ainsi, dans la boutique de l’orthopédiste ou lorsque Anselmo, faisant mine de trébucher, renverse du café sur la veste de son fils : ça part dans tous les sens, tout le monde crie, la pagaille est dans l’air.
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Déjà, l’on sent Ferreri en pleine possession de ses moyens. Il critique, dynamite, crée une comédie noire d’où ne sont absents ni la sympathie pour quelques-uns des personnages ni le commentaire acerbe pour la société.
Revenu en Italie, Marco Ferreri se met à tourner régulièrement. Il retrouve son complice espagnol Rafael Azcona en 1963 sur deux films, L’ape regina (Le lit conjugal), dont on a déjà dit dans ces colonnes tout le bien qu’on en pense, et La donna scimmia (Le mari de la femme à barbe). Notons d’ailleurs qu’autant le titre italien, qui signifie « La femme singe », met l’accent sur la femme, autant l’appellation française s’intéresse au mari.
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Pour ce film, Azcona et Ferreri imaginent la rencontre incongrue entre un traîne-savate (Ugo Tognazzi) et une femme timide (Annie Girardot) qui, dans la cuisine d’un couvent, refuse de se retourner pour le regarder. Tognazzi vient de présenter aux pauvres dont s’occupent les religieuses des images d’Afrique prises par un missionnaire (incarné malicieusement par Ferreri lui-même). « Oh, la belle négresse » est d’ailleurs le genre de commentaires que suscitent ces diapositives. Tognazzi préfère donc se rendre au réfectoire histoire de manger ce que lui donneront les sœurs et c’est là qu’Annie Girardot, quelque peu contrainte, accepte d’ôter le voile qui cache le bas de son visage : elle porte une barbe. « C’est un singe », remarque sobrement une des cuisinières. Comme, alors qu’il a le choix entre drame et comédie, le goût de Ferreri va toujours vers la farce, il filme en gros plan le visage d’Ugo Tognazzi, grand acteur s’il en est, qui d’abord montre un temps de réflexion puis se met à avancer le menton et la bouche pour imiter un singe.
Cette femme à barbe humiliée, mise à l’écart puis sous la lumière non pas à cause de ses talents et de son intelligence mais pour sa seule monstruosité, met à mal les fondements de notre société. N’est-ce pas la femme elle-même, souligne Ferreri, et pas besoin qu’elle ait une barbe ou de longs poils sur le corps, qui fait les frais du patriarcat et n’est jamais traitée pour ce qu’elle est ?
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Car Tognazzi, lui-même malin comme un singe, va tout de suite comprendre l’atout qu’il peut tirer d’une telle femme. Il l’exhibe comme un monstre de foire et l’utilise pour remplir sa gamelle. Le couple est bizarrement assorti et l’on ne saura jamais vraiment, tout au long du film, si Tognazzi s’est attaché à Girardot ou s’il ne voit en elle qu’un moyen de subsister. Mais peut-être est-ce tout simplement les deux. L’acteur peaufine ici un personnage qu’il reprendra dans l’épisode Le pinson du Val padouan (d’Ettore Scola), tiré du film collectif Les nouveaux monstres (1977), dans lequel le mari d’une chanteuse qui perd la voix n’hésite pas à lui faire avoir un accident pour qu’elle se produise plâtrée et attise la pitié du public.
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Chemin faisant, Antonio et Maria, nos deux héros, vont croiser des gens de toute sorte sur lesquels s’exerce à chaque fois la férocité des deux auteurs. Tel ce professeur qui s’interroge (« On dirait le croisement d’un quadrumane et d’une négresse. Ou d’un explorateur avec une guenon ? ») et qui veut tout simplement mettre Maria dans son lit. Ou un impresario parisien qui pousse la jeune femme poilue à faire du strip-tease dans un cabaret parisien. Jeu de mot cinématographique et francophone avec la notion d’à poil et d’à poils, sans doute. Bref, une humanité qui ne pense jamais à ce que Maria peut avoir en tête et qui ne voit en elle qu’un objet que l’on pourra manipuler à son gré. De même, alors qu’elle se plaint de douleurs au ventre, un médecin voudra prendre une décision pour elle et ne comprendra pas qu’elle refuse.
Intérêt supplémentaire de cette restauration : Le mari de la femme à barbe est présenté avec trois fins différentes. Celle choisie par la censure italienne, puis la version italienne plus longue et non censurée et, enfin, la version sortie en France (montrée en v.o.s.t.), totalement différente. À la vision des trois, on comprend mieux pourquoi Ferreri avait préféré la seconde (même si la troisième réconforte plus le spectateur).
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Enfin, on retrouve Annie Girardot, aux côtés de Michel Piccoli et d’Anita Pallenberg, dans le très gonflé et passionnant Dillinger è morto (1969, Dillinger est mort). Presque sans dialogue, le film dissèque notre société de consommation et d’ennui. Piccoli, dont c’est le premier film avec le cinéaste italien, travaillera ensuite de nombreuses fois avec lui : L’audience en 1970, Liza en 1971, La grande bouffe et Touche pas à la femme blanche en 1973, La dernière femme en 1975, Contes de la folie ordinaire en 1981, pour lequel il double Ben Gazzara dans la v.f., et Y’a bon les blancs en 1988. Dans Dillinger, son personnage est proche de celui qu’il incarnera dans La grande bouffe, témoignant dans l’un et l’autre d’un immense ras-le-bol suicidaire de notre société.
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Selon le critique Noël Simsolo, Dillinger est mort marque, dans la filmo de Ferreri, « le début de la modernité ». Le film affiche en effet une liberté à toute épreuve, discourant par les images sur les travers du monde moderne : la pollution avec les masques et les fumées noires, l’ennui avec ce qui se passe à la télé ou dans le lit conjugal… Alors, pour compenser, Piccoli bouffe et, cherchant des épices, tombe sur un revolver enveloppé dans un journal dans lequel est racontée la vie du gangster John Dillinger. Alors, Ferreri se paie une digression et montre des images d’archives sur le héros de tant de productions hollywoodiennes. Quant à la fin… Elle est carrément surprenante.
Avec deux films ressortis coup sur coup sur grand écran et ce coffret, il est temps de reparler enfin de Marco Ferreri et du regard critique qu’il portait sur ses contemporains et la société dans laquelle il s’enfermait. Mort en 1997, le cinéaste a gardé toute son acuité et sa férocité n’a pas pris une ride. On se demande par quels films il traduirait le monde d’aujourd’hui et ses travers ? N’entend-on pas, dans Dillinger est mort : « Le fait de devoir porter un masque ne donne-t-il pas une sensation d’angoisse ? » Même s’il est à cette époque question (déjà) de la pollution, l’interrogation résonne curieusement.
Jean-Charles Lemeunier
« Le mari de la femme à barbe » de Marco Ferreri, ressortie sur grand écran par Tamasa le 19 janvier 2022.
Combo digipack Blu-ray/DVD composé de quatre films de Marco Ferreri : « Le lit conjugal », « Le mari de la femme à barbe », « La petite voiture » et « Dillinger est mort » + compléments. Sortie par Tamasa le 28 janvier 2022.